par Jean-Christophe Arcos

PAYSAGE SANS STATUES

Pour Des Colonnes en moins, exposition qui signe la fin de sa résidence à la Progress Gallery à Paris, Coraline de Chiara convoque le trauma de la destruction de Palmyre, spectacle de terreur orchestré par Daesh, pour introduire un interstice nouveau entre le monument et sa trace.

Des traces de brosses et de pinceaux entourent les fantômes de tableaux disparus, formant un contour qui délimite la trace de leur évanescence – comme une entrée dans une énigme que la grande toile Fictions en conflit vient appuyer par l’emprunt des apparences de l’impression offset : les points rouges, verts, bleus, renvoient à la coupure de presse agrandie, scotchée aux murs des antichambres où détectives et serial killers mûrissent leur travail.

Il s’agit ici, avec les fils fragiles de l’investigation, par la recomposition (le polyptique Voir et Croire décompose le chromatisme d’une explosion), l’association formelle ou la métonymie, d’étudier en les décortiquant les mécanismes de l’histoire – comme Hérodote faisait enquête.

La littérature a souvent fantasmé l’anéantissement de monuments emblématiques du patrimoine ; ainsi de La destruction du Parthénon (2010), dans lequel Christos Chryssopoulos met en scène cet acte de violence symbolique superlatif, plongeant Athènes, et le monde occidental dans son entier, dans la stupéfaction d’un nuage de poussière de marbre. En support, le manifeste de la fictive Société des saboteurs esthétiques d’antiquités égrène une série de considérations hybridant nihilisme et fonctionnalisme : la mortalité des formes fait partie intégrante de leur vie ; la transmutation de la pierre en statue les exonère toutes deux de leur éternité ; la péremption des artefacts créés par l’homme correspond à son ancrage dans une historicité que leur conservation contrarie. Il y aurait donc un désir moderne, voire un impératif moderne, à la ruine des passés fondateurs1.

Comme l’analyse Craig Owens, la séparation entre les arts discursifs (caractérisés par leur temporalité) et les arts plastiques (caractérisés par leur spatialité) correspond à un distribution moderne de cloisonnement des compétences.

Le tas de mots (tous synonymes du mot langage) que convoque Smithson dans son dessin A Heap of Language figure pourtant aussi bien sa conception du langage comme matériau que l’éboulement du langage comme capacité à donner un sens au monde. « Nous ne pouvons plus parler au-nom-de », comme l’écrit Giorgio Agamben2. La ruine est dans le politique.

De l’empereur Géta, dont les représentations furent anéanties par son frère Caracalla en 212, au déboulonnage des statues de Lénine à Stanitsa Louganska par les forces ukrainiennes en avril 2015, de l’effacement du nom d’Hatchepsout des obélisques de Karnak aux retouches photographiques du régime stalinien, les leaders politiques de tous temps, arc-boutés sur leur foi dans leur capacité à produire l’Histoire tout en en camouflant la réalité par leur recours à la damnatio memorae, ont donné du travail aux graphistes et aux sculpteurs sur pierre, certes, mais surtout aux historiens, qui ont dû recomposer un passé sans objets.

Si « la parole est l’ombre de l’acte », selon le fragment attribué à Démocrite, et le verbe équivalent à l’œuvre, et si le document peut prendre la place de l’œuvre, l’œuvre peut-elle se dématérialiser au point de n’être plus que la production de situations ?

Peut-être le culte de l’histoire, prédit par Aloïs Riegl3, empêche-t-il à l’écriture de l’histoire future comme au commentaire de l’histoire passée d’advenir. Le miroir dans lequel se fige le présent perpétuel de la postmodernité ressemble en bien des points à l’Egide, ce bouclier magique offert à Persée par Athéna pour combattre la gorgone Méduse sans être pétrifié (notons qu’en tant que miroir, l’Egide renvoie au narcissisme latent du héros de l’histoire).

En érigeant une colonne de pains en miroir de celles éboulées représentées dans ses peintures, Coraline de Chiara semble proposer que le partage d’une expérience commune, sous l’avatar du repas, peut venir en renfort de la seule documentation de ce qui a été détruit ; si la matière picturale donne à voir ce qui n’est plus, dans une ekphrasis visuelle, le repas partagé, la parole qui s’échange lors de la réunion des êtres, constitue un verrou supplémentaire contre l’abolition de la mémoire, à l’instar des hommes-livres de Fahrenheit 451 ou de cette note d’Yves Klein : « Quant à ma tentative de l’immatériel… impossible de vous donner une photographie ».

L’expérience, pourtant fugace et périssable comme les corps qui la traversent, pourrait alors devenir la finalité du processus de documentation, et enfin se proclamer héritière d’un paysage désormais sans statues.

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Coraline de Chiara, Fictions en conflit, huile sur toile, 2016

1 « Cette nouvelle Rome qu’on voit aujourd’hui, si grande qu’elle soit, si belle, si ornée de palais, d’églises et autres édifices, est entièrement faite avec la chaux provenant de marbres antiques. » lit-on déjà dans la lettre que Raphaël écrit en 1519 au pape Léon X qui lui a confié le chantier de la basilique Saint Pierre de Rome. 2 Giorgio Agamben, Au nom de quoi ?, in Le feu et le récit, Payot-Rivages, Paris, 2015. On peut néanmoins s’interroger sur la trop rapide évacuation de la figure de l’artiste comme parlant au-nom-de quelque chose dans ce court essai, et, en partageant les limites proposées par Didier Vander Gucht, reconnaître la volonté téléologique ou activiste de certains artistes. 3 Aloïs Riegl, Le culte moderne du monument (1902), Paris, Seuil, 1984.

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