par Florian Gaité

Coraline de Chiara travaille à la conservation indisciplinée d’un patrimoine imaginaire, qu’elle assemble et réinscrit dans une cosmogonie personnelle. Collage, peinture, travail à la cire, réalisation vidéo ou (dé)confection d‘ouvrages sont chez elle autant de moyens de jouer librement avec les styles et les époques, recyclant une iconographie piochée dans les livres, les cartes postales et les revues historico-scientifiques. Dans cette muséologie fictive, une anarchéologie qui assume sa référence à l’Atlas de Richter, la plasticienne collecte et reproduit un ensemble de motifs (statues antiques, œuvres d’art, phénomènes météorologiques, géologiques ou astronomiques…) qu’elle arrache à leur supposé réalisme. Les jeux de redoublement (peindre les calques et les scotchs, inscrire les paramètres de composition), l’ajout de caches oblitérant les figures et une composition proche du collage concourent ainsi à rendre visibles, pour mieux les déjouer, les mécanismes de représentation. Mettant à nu ces processus d’artificialisation par lesquels une image en vient à se figer dans ses évocations, Coraline de Chiara oppose la constitution d’une mémoire plastique aux effets sclérosants de la muséification.

Anarchivisme

L’œuvre picturale de Coraline de Chiara constitue un appareil de conservation pour un ensemble d’images d’apparence documentaire, un patrimoine qu’elle arrache à ses représentations objectives. La plasticité qu’elle met en œuvre renouvelle l’abord de ces figures en leur réassignant un sens, un contexte, une présentation qui les démettent de leur fonction d’archive. Tirées de leur gangue mortifère, les représentations antiques (cheval de la dynastie Tang ou de Séléné, tête d’Ife, de Brutus ou d’Héraclès) sont investies d’une force vitale qui leur confère une nouvelle actualité, quand la déconstruction de tableaux de maîtres (de Friedrich, Manet, Bonnard, Vélasquez, Rubens ou Rembrandt) livre de l’histoire de l’art une lecture fragmentaire et épiphanique (leurs noms sont d’ailleurs réduits à leur initiales). En regard, les peintures de Réserve apparaissent comme une mise en abîme de cette démarche: en reproduisant des toiles emballées et des matrices de moules répertoriées dans un lieu d’inventaire, ici du Louvre, elle affirme sa volonté d’appréhender le cycle vital de l’œuvre de sa production à sa conservation muséale.

Cette question du devenir des œuvres d’art est pour Coraline de Chiara inévitablement liée à la question de sa reproductibilité, qu’elle soit matérielle ou mnésique. En privilégiant le redoublement (filmer des documents ou des musées, peindre des peintures, des dessins, des photographies), elle rend tangible les déformations produites par la reproduction, invitant à un regard critique sur ces opérations médianes. Il s’agit en creux de se soustraire à l’autorité du récit idéologique que suppose le geste d’archivage. Dans Mal d’archive, Derrida rappelle en effet combien la constitution d’un patrimoine commun suppose toujours une autorité décisionnaire, un jeu de pouvoir et un ordre nécessairement disciplinaire. Anarchiviste, en ce qu’elle contrarie la double définition de l’arkhé, la fois « commandement » et « commencement », Coraline de Chiara pose les jalons d’une archéologie critique, émancipée des assignations historiques, ancrée dans un temps sans histoire.

Expression plastique de ce que Danto a pu identifier comme condition post-historique de l’art, l’œuvre de Coraline de Chiara entretient un rapport anarchique au temps qui vise à défaire l’histoire de l’art de son autorité. Malgré les apparences, elle rompt en effet avec la reconstitution chronologique pour embrasser la logique d’une temporalité plus diffuse, installant un cadre en un sens uchronique, où le temps n’est plus organisateur. Cette volonté s’exprime dès ses premières œuvres, des films de facture documentaire, tournés sans effet, ni mise en scène, à rebours de toute intention narrative. Portraits vivants ou scènes contemplatives, ils offrent une durée en partage, un temps non mesurable qui donne l’occasion de « sympathiser » avec l’événement dépeint (un voyageur assoupi, l’agonie d‘un cafard, le regard d’un tigre en captivité, les gestes signifiants d’une quotidienneté silencieuse). Coraline de Chiara exploite dans ses vidéos une plasticité processuelle qu’elle prolonge dans ses œuvres graphiques, l’impression de ralentissement de ses images filmées annonçant la viscosité de la peinture ou la consistance de la cire qu’elle utilise dans ses œuvres ultérieures. Proche de l’aiôn, cette notion grecque remise au gout du jour par Deleuze, le temps étiré saisi par la plasticienne confond les temporalités historiques, géologiques et archéologiques dans un présent « toujours prêt à venir et toujours déjà passé », une « forme vide du temps » « hors de ses gonds » 1, à partir de laquelle réinterpréter librement les chronologies.

Au sein de cette archéologie uchronique, de cette anarchéologie, tous les nivellements sont autorisés. La plasticienne fait ainsi cohabiter des époques, des styles ou des registres hétérogènes, installant des écarts de sens qui se diluent dans la cohérence de la composition. Sa série de vidéos de karaoké est sur ce point la plus parlante, mixant les images « sources » qui servent à sa recherche plastique : photographies de voyages, paysages naturels, scènes d’accident, tableaux, architectures urbaines, explosions, cristaux, extraits de films, phénomènes météorologiques, minéraux, comètes, planches naturalistes ou de bédé, images de suicide, de plongée, extraits de magazine people, de mode, de sport… Anarchiques, au sens de sans principe, et indisciplinés, ces défilements rapides d’images, au rythme de chansons pop up-tempo, installent les conditions d’un regard pulsionnel, qui n’a pas le temps de l’analyse. A l’image du projet Friedrich Mercury qui profite de la coïncidence des anniversaires entre le chanteur du groupe Queen et le célèbre peintre, la collision des imaginaires pop, naturaliste et romantique installe la scène d’un univers insensé, qui ne répond à aucune hiérarchie.

Strates et plis, concrétions plastiques

A travers une esthétique du cache et du fragment, Coraline de Chiara met à nu les processus de représentation, pensée depuis la modernité comme une illusion (de Schopenhauer à Gombrich en passant par la psychanalyse). Les plans de composition quadrillés, les règles, opérations de calcul et équations rendues visibles concourent ainsi à rationaliser le montage mental qui y préside, en rendant visibles les conditions mêmes de visibilité. Rubans adhésifs et morceaux de calques, voiles ou trompe-l’œil agissent de la même manière comme des filtres déformants qui obstruent, éclipsent ou floutent, démonstrations de l’impossible objectivité de la reproduction, matérielle ou mentale. Incrédule avec l’idée de copie du réel, Coraline de Chiara superpose ces couches pour mieux rendre compte des processus de sédimentations à l’œuvre au cœur de la perception visuelle. Le rendu, parfois proche du constructivisme russe ou du Bauhaus pictural de László Moholy-Nagy, confronte ainsi la figuration à la structure abstraite, le cadre mental, dans lequel elle s’inscrit. Ici, le réalisme de l’image tient à sa manière de se donner d’emblée comme une invention : son authenticité réside dans sa capacité à saisir un réel brut en invitant le regard à déconstruire les mécanismes de sa représentation.

A travers l’application quasi systématique d’un principe de soustraction, Coraline de Chiara prend la sculpture comme à rebours, inscrivant son geste dans une plasticité négative, un modelage par effacement ou destruction de la forme. Ses œuvres sont ainsi traversées de caches, de trous, de manques, d’absences et de vides, allant jusqu’à la désagrégation pure et simple de la figure dans une explosion (une éruption volcanique ou l’allumage d’une fusée). Privilégié dans son œuvre (Space Odity, Life on Mars, Explosion…), le motif du plastiquage en appelle autant au mythe astrophysique des origines, le big bang, qu’à un anéantissement final, une apocalypse, ouvrant sur un état anhistorique de la matière. A l’image des livres dont elle recouvre la quasi totalité du texte au tipp-ex, ou Reste d’un fait néant, qui reprend ce principe pour traiter de la question du nihilisme et de la trace survivante, la disparition ou l’oblitération dans ses œuvres laisse apparaître une narration imprévue dans la narration originelle, da façon à en contrarier la lecture linéaire. A la manière des voiles dont Lacan dit qu’ils excitent le désir de voir, du « non-finito » des sculptures de Michel-Ange relevé par Vasari ou Condivi et des ruines artificielles dans la peinture romantique, les figures métonymiques de Coraline de Chiara plaident pour un laconisme esthétique qui fait de la représentation fragmentaire ou obstruée le moyen le plus efficace de se figurer le tout. La Cécité, une vénus aux seins censurés qui laisse seulement voir son nombril, son regard et ses cheveux, est ainsi présenté comme un fétiche statuaire, symptôme d’une érotique à l’œuvre dans la contemplation artistique. Ces strates et ces couches perceptives invitent en effet le public à un désir de reconstitution par l’imaginaire, réparatrice de ces manques, conférant une épaisseur à l’expérience esthétique, et un relief à la toile.

La recherche picturale sur le pli (Pli, Figure 8, Mérapi plié), l’origami (Tondo) ou le froissement (Man and Nature), récurrente dans son œuvre, procède de cette même intention de ne pas s’en tenir à la surface des choses. Coraline de Chiara revendique cette logique du dépliage ou plutôt du « dépliement » selon ses termes, le rapprochant davantage du déploiement. Inspiré d’un geste enfantin, ce geste contrarie avec une certaine impertinence la planéité du tableau et joue de la superficialité de la représentation en deux dimensions. Le puissant Mérapi tout contenu dans la peinture d’un dessin replié sur lui-même ou le même volcan reconstitué grossièrement, en miniature, avec des chutes de papier joue sur une analogie de procédure entre la constitution du monde et la création d’une œuvre graphique. Il s’agit dans les deux cas de contrarier la surface, de lui insuffler le mouvement d’un « dépliement » potentiellement infini, de renouer avec la complexité d’un monde toute contenue dans la figure du pli, des dynamiques géologiques (les concrétions minérales et telluriques) aux processus de morphogenèse biologique (les circonvolutions du cerveau, le tissu dermique).

Avec son travail à la cire, Coraline de Chiara travaille plus précisément cette intuition, celle d’une identité de plasticité entre la nature à l’œuvre et l’œuvre de l’humain. Manière de saisir dans leurs dynamiques le relief, les strates et les plis, l’utilisation de la cire renoue avec un façonnage primitif, avec les traditions antiques des masques funéraires, des figures en cire ou de l’encaustique. Ce geste porte à son paroxysme le projet de confusion plastique du sculptural et du pictural dans la saisie d’une matière en devenir, proche du corps vivant. En expansion, diffuse à travers la surface, la cire permet en effet de créer des images fantomatiques et des effets de matière par lesquels Coraline de Chiara dynamise, vitalise, des images d’archives historiquement figées dans un immobilisme de façade.

Cosmobilité

Coraline de Chiara imprime ainsi une mobilité à ses figures qui cherche à coïncider avec les dynamiques du monde. Comprenant l’environnement naturel, l’humanité et les corps astraux, la cosmologie qu’elle déploie trouve ainsi son unité au gré des mouvements qui la traversent. Ses premiers projets vidéo sont d’ailleurs motivés par un voyage, une errance dans une nature sauvage, brute, parfois inhospitalière, où se reconnecter avec les forces telluriques. La randonnée (le long du sentier GR20 en Corse) ou l’ascension sur les volcans (le Mérapi en Indonésie) sont pour elle l’occasion de capter les forces qui habitent et forgent un paysage. Dans cette mesure, elle s’inscrit pleinement dans l’équation « marcher, créer », notamment théorisée par Thierry Davila à propos de Francis Alÿs, Richard Long, Hamish Fulton, même si elle s’en distingue par une attention portée à ce qui, sur sa route, apparaît comme en sommeil. Dans la vidéo Voyage, réalisée au cours d’une pérégrination à travers le Vietnam, Coraline de Chiara filme les voyageurs endormis, plongés dans leurs journaux ou les yeux perdus dans le vide. Captés à leur insu, à travers les lattes de bois qui séparent les compartiments du train, ils affichent une présence diffuse, fantomatique, presqu’incertaine, indice d’une vitalité invisible mais non moins réelle. A travers ses voyages dans des pays insulaires (en Nouvelle-Calédonie, en Nouvelle-Zélande ou en Australie), elle fait l’expérience immédiate d’une correspondance entre la dynamique du corps et la tectonique du milieu, traquant les signes d’une énergie potentielle commune à l’inerte et au vivant.

La peinture des pierres marque le temps d’un abandon de la marche au profit d’une pose contemplative, ou bien plutôt d’un changement de rythme. Coraline de Chiara ralentit considérablement le pas pour adopter la temporalité étendue du règne minéral, exploité sous de multiples formes (sels, cristaux d’argent, malachite, proustite, smithsonite, aigue marine, rubis sur calcaire métamorphique…). Au-delà de leur évident intérêt esthétique, en termes de géométrie, de couleur et de transparence, Coraline de Chiara cherche à en rendre les forces de croissance, cette vitalité de la roche, depuis sa genèse comme poussière d’étoile aux opérations de sédimentation, cristallisation ou fossilisation qui la métamorphosent sur Terre. Au cycle de production-conservation des œuvres se juxtapose ainsi celui d’une cosmologie où le biologique et le lapidaire s’équivalent. En prenant le parti d’illustrer artistiquement la biominéralité, la plasticienne met en scène le prolongement ontologique du calcaire et de l’osseux, des cristallisations du vivant et de l’inanimé, jusqu’à affirmer la coïncidence des roches, poussières d’étoiles ou glaise biblique, et des pigments ou d’huiles naturels réemployés dans l’art, façonnant une vision totale de la plasticité du monde.

Il y a enfin dans cette façon qu’a Coraline de Chiara d’aborder la nature et d’en déjouer la représentation une façon très contemporaine de convoquer la question du sublime, dans une perspective proche de la pensée lyotardienne. Ce sublime contemporain conserve chez elle l’idée d’une transgression, d’une invitation à voir « au-delà des limites » (sub-limes), ici les calques ou les caches, mais, au contraire de son interprétation classique ou romantique, son mouvement ne renvoie à aucune transcendance, à aucun héroïsme, ni élévation. A l’image de Carthage, reproduction d’une photographie d’un site de fouilles antiques, au milieu duquel une excavation entourée de ruines, les œuvres de Coraline de Chiara semblent indiquer au contraire un point de fuite infini pleinement inscrit sur un plan d’immanence. En multipliant ces motifs indéfinis dans ses œuvres (le dépliement sans borne, la monstruosité des agglomérats minéraux, la dissolution des traits dans La Fuite ou Bibendum), elle installe les conditions d’une peinture défigurative, pleinement ouverte à sa déconstruction infinie. L’éclatement de la représentation dans ses compositions abstraites (First Fade, Baume (I, II, III), Dioscures ou Velvet) amène ainsi à une présentation dont le défaut est l’indice d’un imprésentable. De la même manière, la plasticienne ne cherche à saisir du monde physique que les vrombissements sourds et les forces telluriques tapis en son cœur, entre débordements puissants et équilibres précaires. A l’heure où les bouleversements écologiques commandent un nouveau rapport au monde, le sublime s’affirme ici comme le moyen de renouer avec une certaine humilité face au spectacle de la nature. Enigmatique, partielle et atemporelle, l’œuvre de Coraline de Chiara est alors l’indice d’une survivance nécessaire, résistant à la dissolution d’un monde perdu, que l’époque contemporaine ne parvient plus à sublimer.

Florian Gaité, 2016

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