Une histoire à digérer.
De l’enfant qui se rêvait archéologue, nous en avons la trace lorsqu’au détour du papier, de la toile ou encore du mur Coraline de Chiara assemble des vestiges de l’histoire et de ses évolutions. Périodes, civilisations et autres phénomènes disparus sont ainsi exposés là, montés en couche ou plan sur plan, non pour ranimer une réserve d’images oubliées, négligées ou inaperçues, mais pour étudier les différents niveaux de lecture du réel et la portée significative de ces documents obtenus.
Si par endroits la réalisation fait réapparaître la Perse, une cité moruba ou une dynastie chinoise, ces informations compilées relèvent plus de la transformation que du ravivement. C’est qu’à la manière de la digestion, chaque élément est à mastiquer, détruire, réduire de taille pour une fois morcelé mieux être assimilé, mieux nourrir une vision qui ne se contente pas de redonner force et de revivre la sensation de sa matière. Car il s’agit plutôt de regarder le passé avec appétence, de porter à ses objets un désir de faire, de devenir. Car il n’y a pas lieu pour l’histoire de se limiter à un sentiment nostalgique, mais bel et bien de se demander ce qu’il adviendra de ces choses pointées du doigt, en mettant à l’épreuve leur potentielle finalité. Entre création, information et didactique, qu’est-ce que l’image nous révèle de ce qu’elle met en scène? À quel moment cristallise-t-elle à la fois l’origine de ses objets et leur possible manipulation?
Chez Coraline de Chiara, tout commence par le livre. C’est par le livre qu’est né son rapport à l’histoire et à l’art. C’est par le livre qu’elle a initié son contact avec le papier, papier qu’elle s’est mise à caviarder pour réécrire les choses, remettre en perspective aussi bien leurs mots que leur aura. Des mots qui conservent l’existant comme les photographies imprimées embaument le réel, la lecture n’est pas sans soulever quelques appréhensions: parce que l’image ne rend pas compte de la couleur d’un objet, parce qu’elle trahit un manque de netteté, le papier donne du réel une vision erronée, quand il n’incite pas à s’interroger sur la véracité de son propos. Que le document soit pris sur le vif, composé ou reconstruit, il y a là motif à activer une enquête, à déceler ce que cette dépendance à l’écriture et à la graphie entraîne comme degré d’information, comme graduation de la réalité, comme marge de liberté et de fiction. Annotations, ratures, gribouillis et autres chiffrages, toutes ces modifications de l’existant appellent à la lecture créatrice du réel, où parfois la note sur la page n’est pas forcément signifiante. Et si a priori sa formation de vidéaste – particulièrement dans le documentaire – traduirait cet intérêt pour le montage, c’est bien le livre qui s’affaire en premier lieu à travailler la matière, en étirant sa temporalité, sa spatialité, pour à la manière du téléphone arabe prêter à confusion et ériger ainsi les multiples erreurs de transmissions, d’articulations d’idées.
Du livre à la peinture, ou encore au collage, les éléments que Coraline de Chiara soumet à enquête apparaissent en deçà, comme pour baliser le terrain propice à toutes les mesures, qu’elles soient à portée de bras lorsque l’huile et le pinceau interviennent, ou que ces bouts de choses soient épinglées, fragments après fragments, cohabitant ensemble sur un même papier. Chaque strie, chacune des brèches mises au point sur le support est la preuve incarnée que chaque chose se frotte à une autre et que dans sa suite se produit successivement un plan de failles, où tout ne peut que passer là par arrachement. Sans doute est-ce là que la digestion tout autant que le jeu de société prennent chair: quand ce qu’il y a à domestiquer ne relève plus simplement de sa propre carnation, mais qu’à force de friction vigoureuse, de reliure comme de changement d’état, les chutes de ce qui reste agissent comme autant de parasites sur ce qu’il y a encore à penser. Quant à parler de déchiffrage, quant à s’essayer au déchiffrage, comme nous le rappelle le titre d’une de ses expositions passées: « La vérité est ailleurs. »
Mathieu Lelièvre
texte publié dans BOUM!BANG!