Entretien avec Coraline de Chiara à l’occasion de sa résidence Des colonnes en moins du 25 avril au 12 mai 2016 à la Progress Gallery (avec la collaboration de Julien Verhaeghe), 4 bis passage de la Fonderie 75011 Paris.
.Propos de Coraline de Chiara recueillis le 10 mai 2016 par Lisa Toubas :
« Une grande partie de mon travail est constituée d’un ensemble d’œuvres qui ont vocation à évoquer l’archéologie et l’Histoire. J’ai établi un processus qui est commun à ma pratique, consistant à trouver un livre ou un document qui va m’interpeller et qui va ainsi me servir d’inspiration pour mes créations. Je vais immédiatement me poser la question de savoir : est-ce que ce document, cette reproduction est fidèle à l’œuvre qui est représentée ? Est-ce que le document fait acte de vérité ? Dans quelle mesure celui-ci peut-il redevenir vérité ? ».
Préoccupée par les problématiques de l’image (aussi bien physique que mentale) que renvoient les œuvres constituant notre patrimoine, Coraline de Chiara, jeune artiste française diplômée des Beaux-Arts de Paris, s’interroge sur les notions de représentation, d’héritage et de construction.
A travers ses collages, peintures, et installations, l’artiste regroupe une partie du patrimoine de l’humanité, permettant ainsi une confrontation entre les œuvres et introduisant une réflexion sur les rapports qu’elles entretiennent à la fois entre elles, mais aussi avec l’Histoire. Une sorte d’unification des civilisations et des arts autour d’une problématique commune : comment traiter plastiquement la question de l’héritage ? A l’instar de Maurice Denis qui estimait qu’un tableau, « avant d’être une femme nue ou une quelconque anecdote, est essentiellement une surface plane recouverte de couleur en un certain ordre assemblées » (1), Coraline de Chiara envisage la peinture comme « un acte qui consiste à déposer et étirer de la matière sur un support ». L’occasion pour l’artiste, d’abord initiée à la vidéo, d’introduire dans ses œuvres une temporalité en deux temps.
« Dans ma façon de créer mes images, il y a cette idée de faire cohabiter différents temps. Il y a d’une part un plan qui va permettre de créer une profondeur, une illusion, et d’autre part un premier plan parasite qui va soit servir à cacher (par le biais de trompe l’œil ou de calques), soit mettre en avant la platitude de la toile avec l’utilisation du scotch notamment ».
Contrairement à la vidéo qui, tout comme l’Histoire ou le cours d’une vie, dispose schématiquement d’un début, d’un milieu et d’une fin, la peinture est elle détachée de toute idée de chronologie. Pour reprendre les principes énoncés par Walter Benjamin ou André Malraux, à partir du moment où la fonction et la valeur cultuelle communément rattachées à un objet ou un monument ont été annihilées, l’art a pu se caractériser par son aspect atemporel et exister par et pour sa dimension esthétique et culturelle. C’est ainsi qu’à la fin du 18ème siècle, suite à la Révolution Française et en réponse à l’excès de vandalisme qui fit rage à cette période, la notion de monument historique apparaît : « notre conscience historique, moment de l’histoire et accident des siècles, a transformé notre héritage artistique » André Malraux (2). S’est alors immédiatement posée la question de la conservation et de la préservation de cet héritage notamment à travers la mise en place d’un système d’archives, de reproductions. Coraline de Chiara appréhende cette documentation comme une sorte de momification : pour l’artiste, l’œuvre qui est reproduite est en quelque sorte « prise dans le papier ». De cette réflexion est née toute une série d’expérimentations plastiques autour des questions de baume, de protection, et de réserve.
« La notion de réserve est très importante dans ma pratique. Cette zone qui est non-utilisée mais apparente permet d’évoquer la question de ce qui doit être conservé et mis en valeur, et ce qui ne l’est pas. Plastiquement, la réserve est une absence. On retrouve cette absence également en matière de reproductions : le document finalement sert à remplacer quelque chose qui n’est pas là. Cela induit aussi une notion de perte : qu’est-ce que l’on perd avec le document ? Au niveau du rendu des couleurs, des matières ? Je me pose toujours la question de savoir si le document est à l’image de l’œuvre représentée ».
Part prenante et essentielle de son processus créatif, l’artiste place toujours le document à l’origine de ses œuvres, qu’elle décide de manipuler via des bains d’encre ou de cire, de décomposer en plusieurs extraits, ou de transformer en collage. L’artiste exploite également parfois la peinture comme un outil de cristallisation de l’intervention manuelle qu’elle a pu avoir sur le document, faisant ainsi varier les médiums utilisés et jouant sur les superpositions et les rendus de matières.
« J’ai pour habitude de puiser dans le passé pour comprendre ce qu’il se passe actuellement. La majorité de mon travail est centrée sur cette préoccupation liée à l’Histoire et à l’image qui en découle, or aujourd’hui j’essaie d’effacer l’image. Je m’interroge sur cet effacement qui, en quelque sorte, fait lui aussi acte d’Histoire. Il s’agit là de tout un processus chronologique dans ma pratique ».
Dans le cadre de sa résidence à la Progress Gallery, l’artiste a choisi de développer une exposition intitulée « Des colonnes en moins », sorte de collage géant dans lequel les œuvres se répondent, circulent et se révèlent les unes aux autres. En partant de la récente explosion du site archéologique de Palmyre, Coraline de Chiara apporte une réflexion plastique et symbolique sur la notion de débordement, de fondation, et de reconstruction. L’occasion de retrouver les problématiques qui sont chères à l’artiste, à savoir : « qu’est-ce qui fait Histoire ? Comment remplace-t-on les choses ? » La possibilité pour le site de Palmyre d’être reconstruit par l’UNESCO est évocatrice de ce besoin de conserver notre patrimoine culturel à l’extrême, que l’artiste compare à des « artefacts ». Symbole ascensionnel de la conquête et de la dominance d’une civilisation, la colonne est en ce sens représentative du pouvoir et de l’idéologie qui sont conférés aux biens matériels. Coraline de Chiara s’interroge ainsi sur cette difficulté à accepter la disparition d’une partie de notre héritage et sur la façon dont les images peuvent devenir des symboles, et les objets des reliques.
« Peut être un jour faudra-t-il fermer les portes [des musées] et conserver la poussière tellement il sera précieux de se souvenir » (Christian Bernard).
(1) Maurice Denis, Revue Art et Critique, du 30 août 1890.
(2) André Malraux, Le musée imaginaire, p246-247, chapitre III.